Des scénarios résilients ou catastrophiques visant à anticiper de futures réalités : bienvenue dans le design fiction !
En 2005, lors d’une conférence, l’auteur américain de science-fiction Bruce Sterling définissait modestement le design fiction comme « l’utilisation intentionnelle de prototypes pour rompre avec la défiance ou l’incrédulité à l’égard du changement ».
Peu de temps après, en 2009, le terme de design fiction est repris par l’artiste et technologue Julian Bleecker (1) qui développera plus précisément le concept dans un essai.
Se projeter dans le futur
Le Design fiction ou design spéculatif, ou encore design critique, consiste en fait à explorer certaines évolutions futures de la société et ce qui pourrait en découler. Contrairement aux démarches classiques du design qui consistent à répondre à un besoin précis en créant un objet, un service ou une application, l’objectif du design fiction est d’imaginer et de se projeter dans des scénarios probables, possibles, ou complètement spéculatifs pour ensuite faire naître des dialogues, débats, interactions… autour de ces enjeux futurs.
Parmi les cas célèbres, prenons celui des Yes Men. Spécialistes du canular politique, ce collectif a réalisé puis diffusé publiquement à plusieurs reprises de faux documents relatant des visions ou conséquences extrêmes de discours qu’ils entendent renverser, ou au contraire voir se réaliser. En novembre 2008, une semaine après l’élection de Barack Obama à la Maison Blanche, le collectif, rejoint par des centaines d’artistes, écrivains et militants indépendants, a ainsi distribué une fausse Une du New York Times annonçant le retrait des troupes en Irak et la fin de la guerre du Golf.
Pourquoi provoquer, mentir et divulguer des informations erronées ?
Selon le studio de design Dunne & Raby, la fiction est un élément prépondérant pour provoquer une attitude critique et produire des états de conscience. Le design fiction est un outil spéculatif sur l’avenir, pouvant donner lieu à différents services et produits alternatifs, notamment autour du progrès technologique, en comparaison de ceux vendus sur le marché, toujours très optimistes. Qu’il s’agisse d’imaginer le pire ou le meilleur, le design fiction et les réflexions autour de possibles technologies futures peuvent permettre de mieux appréhender le monde de demain. Il s’agit de créer une vérité fictionnelle pour mieux comprendre l’avenir. Pour les designers, c’est alors se décharger des contraintes économiques et mettre en forme des débats possibles.
Cyber-fiction et humains électriques
Bien que ces propositions mettent en œuvre tous les moyens possibles pour se jouer de la méfiance de l’auditoire, celles-ci n’ont pas pour autant vocation à produire des affabulations. Leur but n’est pas de décevoir les gens, mais bien de produire des fictions suffisamment convaincantes pour susciter une réaction de la part du public. Créer autour d’un objet les conditions de sa crédibilité, c’est ainsi faire sauter les verrous de la méfiance et plonger le spectateur dans un possible.
Au début des années 80, le réalisateur Ridley Scott confie au designer futuriste Syd Mead la supervision de l’ensemble de l’univers du film Blade Runner, lequel imaginera alors les voitures de police cabossées et l’architecture menaçante d’un Los Angeles d’anticipation, donnant ainsi naissance au premier film cyberpunk. En 2011 la série Black Mirror a relancé les discussions sur les dérives que pourraient engendrer les nouvelles technologies dans notre quotidien d’être humain.
Fiction ou réalité ?
Plus récemment, on peut citer deux initiatives remarquables. En Grande-Bretagne, l’agence Design Friction en lien avec l’Agence UK, a travaillé avec des hommes politiques et des citoyens pour débattre des enjeux du vieillissement pour le pays. Ces sessions participatives ont accueilli des participants âgés de 45 à 95 ans, vivant à domicile ou au sein d’institutions spécialisées, ainsi que les travailleurs sociaux qui les accompagnent au quotidien. Des groupes de parole organisés par les designers ont mis en avant la problématique de la fin de vie, un sujet considéré par les citoyens interrogés comme très mal encadré par leur administration.
Une des fictions produites à l’issue de ces échanges est une montre connectée intitulée « Soulaje » permettant de s’euthanasier en toute autonomie (2). Si l’objet ressemble à n’importe quelle montre intelligente, sa seule fonction est pourtant de permettre aux personnes âgées de mettre fin à leurs jours lorsqu’elles sentent que le moment est venu. Un ensemble de garde-fous et de procédures de sécurité empêchent cependant l’utilisation de l’appareil en cas de pulsion de mort. Une mise en scène remarquable qui présente tous les éléments d’un véritable projet tangible.
Artefact : dans le cadre du design fiction, l’artefact est un outil, un objet, un mot… qui permet d’illustrer et de matérialiser un scénario futur envisagé. Comme la montre Soulage par exemple.
Parallèlement, en France, on peut citer l’initiative récente de Politique Fiction qui consistait à imaginer, sur la base des programmes politiques des candidats à la dernière campagne présidentielle française, des visions alternatives du monde.
Une vision prospective
Le design fiction, ce n’est pas se contenter de compiler quelques faits surprenants issus de la science-fiction ou des scripts venant bousculer le réel. Ces scénarios nous projettent entre le présent et plusieurs futurs alternatifs permettant ainsi de montrer les limites, forces et conséquences de chaque parti pris. Et surtout d’en construire d’autres, à contre-pied des principes implicites régissant les discours contemporains sur l’avenir. Il faut avant tout se poser la question du contexte dans lequel se joue la fiction, amener diverses clés de lecture : historiques, sociales, économiques, technologiques… pour que l’audience puisse comprendre dans quelle mesure cela peut arriver. La distanciation est un moyen de souligner les possibles, et non plus un possible, de ne plus être dans l’erreur, mais de comprendre qu’il s’agit d’une vérité parmi tant d’autres que nous serions dès lors capable d’imaginer.
Le confinement a par exemple bouleversé la morphologie sociale, les règles de proxémie, et finalement donné lieu à de nouveaux imaginaires pour explorer et tenter d’anticiper demain. La planète n’était pas bien préparée à ce genre d’évènement. Et si nous voguions vers de nouveaux modes de vie (3) ?
Retrouvez cet article sur le blog des designers de la MAIF